ARCHITECTONES : MYTHES, LIMBES ET MUSIQUE

 

IMAGES ARCHITECTURALES LATENTES

 

Les Architectones Informatiques sont des « formules à potentiel architectural, générées de façon algorithmique, qui peuvent devenir architecture si un programme et une fonction leur sont impartis », et si elles deviennent habitées. Elles sont ainsi nommées en hommage et en référence à l’artiste Casimir Malevich qui, dans les années 20, proposait des sculptures en plâtres regroupées sous ce terme, dont les formes évoquaient la possibilité d’architectures de grandes dimensions, aux formes strictement orthogonales.

Dans le cadre du présent programme, les Architectones de Malevich sont vus comme les précurseurs de formes urbaines et architecturales à venir; si aujourd’hui leur interprétation architecturale semble immédiate, à l’époque, elle n’était pas aussi évidente : très peu d’édifices adoptaient de telles morphologies.Tout se passe comme si Malevich avait entrevu ces formes potentielles,  rendues possibles par le développement spectaculaire des méthodes industrielles de construction, flottant dans des limbes architecturales, assoiffées de s’incarner dans la matière, en attente d’un alibi administratif, financier, politique, institutionnel ou symbolique qui leur permettrait d’atterrir dans le monde réel.

 

L’idée même de l’architectone s’enracine dans une idée beaucoup plus ancienne : celle de l’existence de formes mythiques et primordiales de l’architecture qui, pour une civilisation donnée, possèdent une charge symbolique inépuisable, et qui tentent en permanence de se matérialiser pour devenir architecture. Chaque révolution technologique, chaque changement de paradigme au niveau des modèles du monde,  est pour elles l’occasion de tenter une concrétisation plus précise que les précédentes - de produire une représentation formelle encore plus convaincante, sachant que jamais la matière n’épuisera leur force symbolique, ni ne comblera leur désir de faire partie du monde des choses. 

 

Ces images sont somme toute peu nombreuses, et les noms pour les désigner sont variables. Parmi les plus présentes au cours de l’histoire, on retrouve l’édifice qui touche le ciel;  l’édifice comme une montagne (building like a mountain); l’édifice que la nature confond avec ses propres créations; l’édifice ou la ville qui ne pèse rien et qui flotte dans l’atmosphére; la ville comme un labyrinthe si complexe qu’on ne revoit jamais deux fois le même lieu… L’ancêtre des premiers est la tour de Babel, qui a donné lieu aux immenses clochers médiévaux et aux grattes-ciels; le second, qui se veut une image de l’éternité, a donné naissance aux pyramides, et à tous les édifices bâtis comme des temples ou des mausolées massifs, qui semblent défier le temps; les troisièmes s,enracinent dans les jardins suspendus de Babylone, et résultent aujourd’hui en édifices recouverts de plantes, dont le fonctionnement devient de plus en plus organique; la plus belle matérialisation du quatrième est la ville de Venise, elle-même devenue une image mythique pour tous les architectes;. les cinquième se retrouvent dans toutes les médinas, les casbahs, les villes traditionnelles médiévales, et même les bidonvilles. On notera que chacun de ces mythes désigne implicitement l’architecte comme un démiurge : un créateur de mondes matériels, et le maître d’éléments qui nous dépassent : l’infini, l’éternité, la vie, la matière.

 

Ainsi les architectes de Maléviç deviennent les images potentielles d’architectures de grande hauteur, à la fois gratte-ciels et montagnes, incarnées par les nouvelles formes rendues possibles par l’ère industrielle. Les architectes informatiques se veulent la contrepartie informatique du projete Maleviçien, et posent la question de savoir quelles sont les formes qui, restant ancrées dans les plus anciens mythes architecturaux de l’histoire, apparaissent aujourd’hui grâce à la nouvelle puissance des théories de l’information et du développement des ordinateurs.

Architectones suprématistes Gota-2A (à gauche) et  Bêta (à droite), Casimir Malevich , circa 1925

 

GENÈSE DES ARCHITECTONES

 

Le programme Architectones Informatiques s’oriente plus spécifiquement vers le développement de formes émergentes : des formes qui naissent d’une évolution algorithmique dont les conditions initiales et les règles d’évolution sont fixées au départ.  Les système est laissé à lui-même pendant un certain nombre d’étapes, puis un choix est effectué parmi les formes produites. Si rien de prometteur n’apparaît - c’est-à-dire, si aucune forme ne présente un potentiel architectural, même restreint - les conditions initiales sont changées et le système est relancé.

 

Les algorithmes à la base des Architectones Informatiques sont inspirés soit de la géométrie fractale, soit de la vie artificielle. Des essais ont ainsi été tentés par opérations récursives, par algorithme génétique, par automate cellulaire… Cette dernière méthode a donné lui à des explorations poussées, notamment par l’utilisation d’automates cellulaires feuilletés ou stratifiés, ou par automates cellulaires quasi-infinis. Les conditions initiales sont systématiquement établies par le codage d’une information dissimulée dans les conditions initiales : il peut s’agir d’une pièce de musique, des règles d’un jeu très ancien, de la géométrie d’un objet naturel tel qu’un nuage… Les Architectones issus de l’évolution de pièces musicales sont les plus nombreux, en accord avec la relation intime et privilégiée que la musique et l’architecture entretiennent depuis des millénaires. Cette relation a  également fait l’objet d’un programme de recherche à part entière, le programme POINT [D’] ORIGINE, dont est issue l’installation musico-architecturale in situ Mende Cathédrale.

 

 

MORPHOLOGIES SURRATIONNELLES

 

Les formes générées parles algorithmes de morphogénèse utilisés dans le projet ne sont jamais aléatoires : relancer le processus avec les mêmes conditions initiales et les mêmes règles d’évolution donnera toujours le même résultat. La méthode est strictement déterministe. Toutefois, la complexité des processus en jeu rend impossible toute prédiction au niveau des résultats : la seule façon de connaître les formes produites est de les essayer. Cela a deux conséquences importantes : la première est d’installer clairement la distinction entre « prévisible » et « aléatoire ». Bien que strictement rationnels et déterministes, les processus ne donnent aucune indication sur leurs résultats. La seconde, c’est que même en utilisant des systèmes aussi contrôlés et rationnels que des ordinateurs, il est possible de produire des dispositifs qui ne se contrôlent que par essais et erreurs, en une façon de faire qui devient quasiment artisanale et empirique. La forme produite résulte en fait de la répétition innombrable de processus élémentaires, un peu comme si on demandait à la machine d’additionner 1 et 1, puis d’ajouter 1 au résultat, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Incapable de comprendre la stupidité et l’inutilité d’un tel processus, l’ordinateur le poursuivra éternellement.

 

Dans les faits, bien sûr, la réalité matérielle de la machine, ainsi que ses limitations en termes de performance, arrêteront le calcul en un temps fini. La pause se fera vraisemblablement à l’occasion d’une panne, d’une erreur de calcul, d’une mémoire remplie à ras bord… Un résultat qui ne résulte pas naturellement d’une addition. C’est là le cœur du concept des Morphologies Surrationnelles : la répétition à l’infini d’un processus rationnel et prévisible devient un processus pathologiquement irrationnel; elle ouvre la porte à l’imprévisible, à la déviance, à la panne. Ainsi s’introduit le délire technologique de la machine, par une démarche qui, délibérément, outrepasse le rationnel qui fonde les principes même de son fonctionnement.